Télécharger le PDF

Nous m’appellerons Teura, et je suis soignant aux Marquises. J’ai plein d’attributions dont beaucoup ne figurent pas sur ma fiche de poste. Je n’ai bien évidemment aucun complément de rémunération pour toutes les fonctions que j’assume au-delà de ce pour quoi j’ai été recruté. Je n’ai pas forcément le temps nécessaire pour accomplir toutes les tâches qui s’imposent à moi, alors comme d’autres, je prends sur mes soirs et week-end. En dehors de mes fonctions médicales, j’assume des tâches administratives, je m’improvise aussi réparateur, bricoleur, etc. Je ne suis presque jamais consulté par ma hiérarchie, en revanche, je me retrouve assez souvent dans les premières lignes lorsqu’il s’agit de se faire sermonner par la direction de la santé.

Dans la structure où nous sommes, comme sans doute ailleurs aussi, nous sommes confrontés à des problèmes d’astreintes, de récupérations et surtout de paiements des heures supplémentaires. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est souvent difficile de se faire compenser les innombrables heures supplémentaires que nous réalisons en site isolé. Il y a ce que nous réalisons, ce qui est comptabilisé puis ce qui est payé. Et lorsque l’on demande des explications sur ces décalages, on tombe dans l’opacité d’explications brumeuses.

Il m’a toujours été affirmé que je n’avais pas le droit de comptabiliser mes heures supplémentaires. J’ai donc benoîtement obéi. Puis j’ai découvert récemment que les affirmations de ma subdivision ne correspondaient pas à la réglementation. L’esbrouffe a fonctionné puisque je peux estimer à 2 000 le nombre d’heures supplémentaires dont j’ai été lésé depuis ma prise de fonction.

Nos infirmières diplômées d’état sont lésées depuis plusieurs années sur leurs astreintes, sans explication et encore moins d’excuses. Notre subdivisionnaire semble ignorer la bienveillance. Elle adopte souvent un comportement éloigné de celui que l’on est en droit d’attendre dans un cadre professionnel… Cette dernière nous menace de reprendre un poste d’aide-soignante que nous souhaiterions transformer en secrétaire pour gagner en efficacité auprès de nos populations. Car nous enlever des postes ne nous pénalise pas particulièrement à titre individuel. En revanche, cela restreint notre capacité d’intervention auprès des populations. Magnifique sens du service public !

La tâche de secrétariat est immense. Malheureusement nous ne disposons que d’une secrétaire qui s’occupe des évasans et qui fait déjà un grand nombre d’heures supplémentaires… souvent transformées en pur bénévolat par une administration qui oublie ses obligations. Nous disposons pourtant d’une équipe très motivée, qui souhaite rester et s’impliquer. Malheureusement les conditions de travail et l’arrogance de notre tutelle sont telles que nous craignons que, comme bien d’autres, les agents abdiquent et repartent.

Lorsqu’un agent s’intéresse à notre subdivision, c’est à peine si on lui répond. Alors comment attirer du personnel ? Les logements affectés à notre structure ont été abandonnés et ne correspondent pas aux besoins de notre équipe. Il y a huit personnes d’astreinte pour cinq logements, ou plutôt ce qu’il en reste. S’il est devenu difficile de se loger sur Tahiti, il n’est pas simple non plus de se loger aux Marquises. Mais cela intéresse peu notre hiérarchie. Cela n’intéresse pas non plus la commune qui pointe aux abonnés absents. La municipalité n’intervient que lorsqu’elle souhaite le départ d’un personnel soignant. Là, elle sait faire preuve de lobbying.

Sans notre mobilisation, il n’y aurait aucun recrutement aux Marquises, notre administration se révélant totalement passive dans ses recherches. Et lorsqu’elle recrute, les profils ne sont pas adaptés à notre situation. Verdict, notre administration recrute deux infirmiers sans nous consulter. Le premier n’est resté que 3 jours sur Tahuata et le second 3 mois au lieu d’un contrat espéré d’une année. Sur Tahuata, il n’y a qu’un infirmier ne pouvant couvrir que 50 % de l’île qui se retrouve d’astreinte 24 heures sur 24. Tahuata, c’est 3 burn-out en 3 ans, mais cela ne semble inquiéter personne. Notre tutelle le sait mais elle s’en moque visiblement.

La responsable de subdivision n’est sortie de Nuku-Hiva qu’une seule fois, sans doute forcée par l’inauguration du mammographe. Lors de sa visite, elle n’a échangé avec aucun agent. Cela doit correspondre à des méthodes modernes de management…

Il n’y a aucun budget pour la moindre amélioration. A chaque fois que l’on sollicite l’achat de petits équipements (rideaux, paillassons, etc…) ou a minima un rafraîchissement des peintures, la réponse est la même : « pas de budget » ! J’ai à plusieurs reprises fourni la peinture sur mes propres deniers pour ne pas afficher aux yeux de nos populations une image trop dégradée de notre système de santé.

Nous avons signalé que les secteurs pharmacie et hospitalisation de notre centre médical ne sont pas sécurisés. Les patients peuvent s’y balader librement, parfois en compagnie de leurs familles, avec tous les risques que cela peut représenter. Nos salles ne disposent pas du petit mobilier nécessaire, nous n’avons même pas d’armoire décente et sécurisée pour nos dossiers médicaux ! Nous avons déjà vu disparaître un otoscope et un stéthoscope. Toute information médicale peut être divulguée, tout médicament, à l’exception heureusement des morphiniques peut être volé. Cela ne perturbe personne.

Tout cela a été remonté par écrit. Des notes, des power-points, des documents transmis, mais jamais pris en considération. Peut-être ces documents n’ont-ils même jamais été lus… Notre tutelle sait, mais notre capacité à prendre en charge dignement nos populations semble le dernier de ses soucis.

Notre agent polyvalent désespère. Il a réussi son concours d’intégration mais notre hiérarchie s’est opposée à sa titularisation pour des motifs totalement obscurs. Elle lui a même demandé de muter sur Tahiti, le forçant ainsi à abandonner maison, bateau et voiture. Seule l’intervention de l’ancienne directrice de la santé a sauvé la situation.

Tenez-vous bien, on reproche à notre agent polyvalent de ne rien faire. Mais que peut-il faire lorsqu’on ne lui accorde même pas des vis, des clous, des chevilles, de la peinture, des pinceaux ? Plus horrible encore, il nous est aujourd’hui demandé de le fliquer ! Alors pour ne plus être soi-disant pris en défaut, il réalise les travaux d’entretien et d’aménagement de notre structure en payant le petit matériel sur ses propres deniers ! C’est lui qui paye les clous, les vis, car on ne lui accorde aucun financement. Mais comme il doit justifier son activité sous peine de conséquences sérieuses, il paye. Sans doute serait-il opportun de mettre en rapport sa rémunération avec celle de nos responsables…

Récemment, lors du passage du ministre, la subdivision est venue en mission express repeindre les murs sous les yeux incrédules de notre agent polyvalent. Ils ont peint à la va vite sans nettoyer ni poncer. Ils ont placé à la hâte les paillassons que nous réclamions depuis trois ans. Tout cela s’est fait en urgence le dimanche, la veille de l’arrivée du ministre.

Notre prestataire de ménage a vu ses heures de travail réduites. On l’a accusée de faire du mauvais travail sur la base de photos non datées, non circonstanciées. Alors pour « l’aider », on lui a collée une personne qu’elle n’a pas choisie et qui, ô surprise, serait feti’i avec la responsable de subdivision. Le nouveau contrat d’entretien a été rédigé en urgence et on le lui a fait signer à son domicile un dimanche. Quelle efficacité !

Les problématiques de logement sont incomprises et impactent un recrutement déjà rendu difficile par l’attitude de nos hiérarchies. Ainsi, des internes qui devaient découvrir notre lieu de travail ont finalement annulé leur passage car incapables de se loger. Combien de fois ai-je dû héberger des collègues… Dans le même état d’esprit, je prête régulièrement ma voiture personnelle pour les astreintes. Nous n’avons qu’une voiture de fonction pour deux personnes d’astreinte chaque jour… La liste est longue et pourrait s’étendre presque indéfiniment.

Pour autant, nous sommes toujours là. Nous souffrons, nous démultiplions les heures supplémentaires pour tenter de satisfaire nos populations, mais finalement personne ne s’intéresse à la qualité de notre travail. Personne ne s’intéresse aux soins que nous prodiguons à nos patients. Nous aimons notre travail, nous aimons nos populations, nos patients, et ce sont eux qui nous font tenir. Mais combien de temps encore réussirons-nous à être résilients ? Quand nos populations sont malades, elles vont voir un soignant, pas un administratif !

Compte tenu du management auquel nous sommes confrontés, l’envie d’interrompre notre offre de soins pour une durée indéterminée grandit. Les bouées de sauvetage que représentent notre directrice des soins et la psychologue qui nous suit ne suffisent malheureusement plus aujourd’hui.

Voilà, comme bien d’autres autour de moi, je suis un soignant engagé, motivé, doté d’un grand sens du service public. Mais aujourd’hui je fais partie de cette liste qui s’allonge des soignants exaspérés, découragés et révoltés.