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Un terrible drame s’est produit au mois de mai avec la mort violente de la petite Ayden. Celle-ci était placée chez « des tiers dignes de confiance » supposés la protéger des violences qu’elle connaissait déjà dans sa famille biologique.

Dès cette information rendue publique, la vindicte populaire s’est lâchée sur les réseaux sociaux avec cette pulsion presque naturelle de rechercher et de désigner sans délai des coupables.

Nous avons préféré rester silencieux et prendre un peu de recul pour ne pas penser dans l’émotion.

Le travailleur social, un coupable idéal

Très vite les travailleurs sociaux ont été désignés, considérant qu’ils avaient faillis dans leur mission. Le Président du Gouvernement reconnaissait lui aussi « des carences », sous-entendant potentiellement une erreur des services sociaux.

Dans ce contexte, les agents de la Direction des Solidarités, de la Famille et de l’Egalité (DSFE) ont immédiatement été pointés du doigt. On est ainsi venu porter à leur encontre des accusations graves, sans enquête, sans analyse, alors qu’ils sont totalement sous le choc.

Ceux qui se répandent sur les réseaux sociaux, ceux qui s’expriment sous le coup d’une légitime colère, n’ont visiblement aucune idée de ce qu’est devenu le quotidien de ces agents très particuliers de la fonction publique.

Ces derniers mériteraient pourtant d’être écoutés. Ils sont suffisamment intelligents, sensibles et professionnels pour faire eux-mêmes leur autocritique. Leur silence et leur retenue dans ce drame en disent long sur leur ressenti et leur professionnalisme.

Ceux qui rejoignent chaque jour leur poste de travail sont passionnés, et ce drame les a ébranlés, bien davantage que d’autres qui vocifèrent simplement.

Une communication maladroite

Les conditions de travail de ces agents sont devenues telles depuis des années que l’éventualité de cette tragédie était dans leur tête depuis bien longtemps. Ils le redoutaient, voire le pressentaient.

Dans l’hexagone, quelques 381 000 enfants sont aujourd’hui suivis par environ 35 000 travailleurs sociaux dédiés spécifiquement à l’enfance. Cela représente onze enfants par travailleurs sociaux. En Polynésie française, contrairement aux annonces de Madame la Vice-Présidente, nous n’en sommes pas à 20 enfants par travailleurs sociaux, mais à plus de 60 ! Six fois plus ! Cela aurait pu constituer une première alerte pour nos dirigeants, mais visiblement non. Lorsque Madame la Vice-Présidente tente de minimiser la réalité dans un tel moment de crise, il y a de quoi s’alarmer et s’inquiéter.

Le gouvernement a d’abord déclaré que le problème n’était pas dans le nombre de travailleurs sociaux puisque « il y avait eu une visite en avril » ! Devant pareille ineptie, Madame la Vice-Présidente en charge du social a fini par concéder qu’effectivement, notre administration est sous-dotée en travailleurs sociaux. Elle a reconnu que dans l’hexagone chaque travailleur social suit en moyenne une trentaine de dossier, alors qu’en Polynésie française, le même travailleur social en suivrait une centaine ! Même si ces chiffres ne sont pas tout à fait corrects, ils dressent, de l’aveu même de Madame la Vice-Présidente, un constat d’échec.

Il y eut aussi ces petites phrases maladroites comme « Il faut être plus rigoureux. […] il y a eu une faille quelque part », « Il y a un trou dans la raquette ». Chacune d’entre elles, sans le vouloir certainement, pointaient vers les travailleurs sociaux. Un tel cafouillage en termes de communication en dit long sur la difficulté de regarder les choses en face.

Voilà des années que la DSFE est en sous effectifs et le crie sous tous les toits. Mais la caravane passe… Depuis plus de deux ans maintenant, notre syndicat se montre très actif sur ce sujet. Nous avons obtenu les Indemnités de Sujétions Spéciales (ISS) pour les agents de la DSFE afin de rendre leurs postes un peu plus attractifs. Contrairement aux déclarations de Monsieur le Président, ces indemnités n’ont pas été « augmentées », elles ont été créées sous notre impulsion pour endiguer l’hémorragie de travailleurs sociaux.

Nous y avons également négocié leurs conditions d’octroi et le régime des astreintes. La volonté politique est si faible et notre administration est si lente que ces ISS actées depuis près d’une année n’ont toujours pas été versées aux agents !

Nous avons écrit un nombre incalculable de fois sur le sujet pour marteler le manque de travailleurs sociaux. Puis vint la tragédie…

Le sous-dimensionnement de la DSFE est un choix politique dont les travailleurs sociaux ne portent pas la responsabilité.

Les dernières déclarations de Madame la Vice-Présidente annonçant la création de 20 postes sonnaient comme un espoir. Mais voilà qu’il s’agit visiblement de transformer 20 postes de catégorie B en catégorie C. Or les conseillers socio-éducatifs et les assistants socio-éducatifs sont tous désormais des agents de catégorie A ! Alors comment combler le manque de travailleurs sociaux avec 20 postes de catégorie C ? Le gouvernement va devoir se livrer à de multiples contorsions pour expliquer comment faire rentrer un énorme pavé dans un petit cercle…

Un cadre de travail dégradé

L’administration n’arrive plus à attirer de travailleurs sociaux. Le rythme de travail est devenu démesuré en raison du nombre de cas suivis par agent. Les rémunérations sont dérisoires au regard des années d’études nécessaires pour l’obtention des diplômes. La violence et la misère quotidiennes sont devenues telles, que beaucoup abandonnent ou refusent ce métier.

Ceux qui tentent l’aventure ne restent pas bien longtemps. Les arrêts maladie s’enchaînent non par fénéantise comme le pensent certains, mais par épuisement.

Depuis quelques années, en raison de violences accrues contre les employés, la direction a été contrainte de déployer des agents de sécurité dans l’immeuble Te Hotu qui abrite le service central ainsi que dans toutes les circonscriptions ! Une telle obligation aurait légitimement dû déclencher une prise de conscience ! Mais là encore, rien.

Prendre un peu de recul

Dans ce monde où l’immédiateté de tout est devenue la règle, peut-être est-il judicieux de rappeler que les travailleurs sociaux n’arrivent qu’en bout de chaîne, lorsque tout le reste du système s’est montré défaillant.

Pour la petite Ayden, la famille biologique fut la première défaillance, le cadre législatif qui encadre l’examen « des tiers dignes de confiance » fut la seconde, la surcharge de travail par travailleur social fut la troisième, ces fameux « tiers dignes de confiance » la quatrième, l’école la cinquième et l’absence de circuit organisé entre tous ces protagonistes la sixième.

La personne qui a choisi « les tiers dignes de confiance » de la petite Ayden a nul doute réalisé son travail correctement et consciencieusement, n’en déplaise à beaucoup. Elle a certainement dû arbitrer ce placement dans l’urgence… comme d’habitude. La famille d’accueil devait en apparence cocher tous les critères favorables… comme d’habitude. Puis le flot de dossiers quotidiens n’a pas permis d’assurer le suivi minutieux nécessaire… comme d’habitude. Et sans aucune alerte de l’école, les travailleurs sociaux ont considéré que tout allait bien… comme d’habitude.

Peut-être existe-t-il d’autres responsables, aujourd’hui plus discrets, ou malheureusement dans le rang des accusateurs.

La défaillance de la famille biologique et celle « des tiers dignes de confiance », révèlent dans ces cas de souffrances subies par les enfants, la faillite de « La famille » en tant qu’institution.

Il n’est jamais rappelé, ni par les pouvoirs publics, ni par les églises, qu’il ne faut jamais faire plus d’enfants que l’on est capable d’en assumer affectivement et financièrement.

Un enfant est une responsabilité de toute une vie. Aussi, sans doute serait-il judicieux de répéter qu’avoir un enfant n’est pas une obligation. D’insister sur le fait qu’avant l’arrivée de cet enfant, toutes les conditions d’accueil doivent être remplies au sein de la famille : suffisamment d’argent, suffisamment d’énergie, suffisamment d’espace, suffisamment de temps pour s’en occuper et par-dessus tout, suffisamment de patience, d’amour et de tendresse à donner. Car de la patience il en faut et beaucoup !

Dans nos pays démocratiques, la loi ne peut interdire d’avoir des enfants. Cependant la naissance d’un enfant doit relever d’un acte désiré et non d’une fatalité.

Pour l’anecdote, fut une époque en Angleterre où il fallait l’autorisation du roi pour avoir un enfant. Lorsque cette autorisation était donnée, le couple pouvait afficher fièrement sur la porte de sa maison « Fornication Under Consent of the King » (Relations sexuelles sous le consentement du Roi) dont les initiales sont à l’origine du mot « Fuck » que nombre de personnes utilisent. Ce n’est pas un trait d’humour, vérifiez par vous-mêmes.

Cette contrainte a disparu et aujourd’hui, fort heureusement, les femmes sont libres de disposer de leur corps comme elles l’entendent. La contraception existe, elle est libre et financièrement accessible.

La pilule du lendemain existe et se délivre gratuitement (une pensée pour le Professeur BAULIEU qui en est le père et qui vient de décéder). L’avortement médicalisé est libre d’accès, et n’en déplaise à ses détracteurs, mieux vaut un avortement plutôt qu’un enfant qui naîtra dans un cadre où il n’est pas attendu et donc soumis à cette première violence affective qui augure souvent celles physiques à venir.

La violence familiale ne connaît aucune frontière sociale, culturelle ou ethnique. Il faut donc couper court aux habituels clichés. Les enfants soumis à la violence de leur famille, on les trouve malheureusement partout : chez les riches comme chez les pauvres et dans toute la diversité que compte notre civilisation.

Accepter sa part de responsabilité

Alors, plutôt que de désigner publiquement des coupables sans procès, chacun doit peut-être faire avant tout son auto-critique et assumer sa part de responsabilité.

Il y a les pouvoirs publics et les églises qui promeuvent souvent la natalité au lieu de rappeler les parents et les futurs parents à leurs responsabilités. Peut-être est-il temps de réfléchir au système d’allocation familiale afin que l’aide financière aux enfants ne soit jamais un critère dans la décision d’avoir un enfant.

Il y a aussi chacun d’entre nous qui entend les pleurs, les cris, se retrouve témoin d’actes de violences et qui avec une grande lâcheté n’intervient pas et ne dit rien pour ne pas faire d’histoires ou ne pas en avoir.

Il y a également l’école et la vigilance qui devrait être rappelée aux enseignants avec peut-être une obligation légale de signalement comme cela est déjà le cas dans certains pays. Les enseignants ont déjà cette obligation morale de signaler les situations suspectes ! Mieux vaut une enquête sociale pour rien, qu’une absence d’enquête qui débouche sur une tragédie.

Il y a de nouveau les pouvoirs publics qui considèrent qu’un travailleur social peut parfaitement faire son métier correctement en suivant plus de 60 enfants à la fois. Ainsi, 60 enfants pour 169 heures par mois, cela représente moins de trois heures par mois pour chacun d’entre eux. Nous mettons tous ceux qui vocifèrent sur les réseaux sociaux au défi de faire mieux dans ces conditions.

Ainsi, il n’y a pas « un trou dans la raquette » mais « des trous dans des raquettes ».

Quelle politique sociale ?

Augmenter le nombre de travailleurs sociaux pour palier le nombre grandissant de foyers en ayant besoin est un cercle vicieux.

La misère est multiple. Elle est en premier lieu financière puisqu’un tiers des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Elle est aussi parfois intellectuelle, affective, culturelle, morale et elle peut toucher chacun d’entre nous. Pour la combattre, encore faut-il la détecter au plus tôt.

On pense bien évidemment à l’école où l’on a laissé l’Etat dérouler le seul modèle qu’il connaît, à savoir le sien, celui de l’hexagone. Pourtant la Polynésie française est compétente en matière d’éducation et de programmes scolaires depuis une trentaine d’années. Elle n’a visiblement pas encore pris la mesure de ses compétences, et ne conçoit toujours pas un système éducatif calé sur son cadre socio-culturel… Pourtant culturellement le Fenua ce n’est pas la France !

Peut-être y a-t-il là une première réflexion à avoir pour combattre les misères intellectuelles, affectives et culturelles.

Fut une époque où le tissu associatif dédié au social était dynamique. Des travailleurs sociaux de notre administration étaient affectés au sein de ces structures associatives pour réaliser leur accompagnement social au plus près des populations.

Mais un jour, un chef de service ou un ministre, décida que ce n’était plus possible. Ces travailleurs sociaux furent rapatriés au sein des affaires sociales et le travail de proximité qu’ils réalisaient fut confié à d’autres, souvent moins expérimentés, voire dénués de toute formation sociale.

Là encore, peut-être serait-il judicieux de se poser de judicieuses questions ? Certaines de ces associations assument une bonne part de leur budget et rémunèrent des personnes en grande précarité tout en assumant un accompagnement social.

Ayant présidé l’association Te U’I Rau à Faa’a pendant des années, j’ai pu mesurer la force du tissu associatif et surtout le lien spécial qu’il sait établir avec les usagers qui en ont besoin.

Plutôt que de dépenser des sommes considérables dans des projets souvent dénués de sens, peut-être y aurait-il un intérêt dans le cadre de la politique sociale à réorienter ces sommes vers ces associations tout en y déployant des travailleurs sociaux de notre administration.

Un pessimisme de rigueur

Ce drame ne servira à rien car malheureusement aucun changement n’interviendra. Soyons lucides. Les travailleurs sociaux ne le savent que trop. Une fois l’émotion et les discours passés, chacun oubliera, reviendra à ses habitudes… jusqu’au prochain drame.

Comme à chaque tragédie de ce type, les travailleurs sociaux y laissent une part d’eux-mêmes. Car contrairement aux autres, chacune de leur journée de travail les plonge dans un quotidien qui leur rappelle la petite Ayden.

Qu’elle repose en paix, qu’une enquête minutieuse soit faite et que justice soit prononcée. Quant aux autres, qu’ils s’interrogent sur eux-mêmes, se remettent en question. Qu’ils lisent ou relisent « Pina » de Titaua PEU. Ils comprendront qu’en 2016, l’horreur était déjà là, décrite avec minutie et elle n’était pas qu’un roman.

Nous vous rappelons que nous sommes à votre disposition pour tout problème que vous pourriez rencontrer, que vous soyez affilié(e) ou non à notre centrale.