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A grands renforts médiatiques, le gouvernement, et plus spécifiquement la Vice-Présidence en charge du secteur social, a annoncé le mois dernier la distribution de quelques 8 000 cartes bleues « Fa’atupu ». Les agents de la Direction des Solidarités, de la Famille et de l’Egalité (DSFE) auront trois mois pour atteindre ce quota. L’objectif est noble, apporter aux plus démunis le bénéfice d’un porte-monnaie électronique à partir duquel la collectivité leur permettra d’obtenir des denrées essentielles dans les points de vente partenaires du dispositif

Seulement, rien de nouveau sous les tropiques puisque ce dispositif avait déjà été mis en place par la précédente majorité. Voici l’ancienne carte appelée « ‘Auti’a » et qui remplissait précisément les mêmes fonctions. Bien que l’illustration trouvée ne fasse pas apparaître de puce électronique, ces cartes en étaient pourtant dotées comme les nouvelles.

En deux années, les agents de la DSFE ont attribué quelques 400 cartes en respectant les instructions qui leur avaient été données, à savoir une sélection rigoureuse des bénéficiaires au travers d’un minutieux travail d’accompagnement. La mise en perspective de ces 400 cartes en deux ans avec les ambitions de 8 000 en trois mois peut interroger.

Il faut alors se souvenir que la distribution de ces porte-monnaies électronique ne fait pas partie des missions des agents de la DSFE. C’est encore moins leur métier. Attribuer une carte de dépense, c’est aussi s’engager sur son utilisation car il s’agit d’argent public ! Un travailleur social n’est pas un banquier qui accorde un prêt, fut-il non remboursable. Il ne peut donc exiger les mêmes références et les mêmes garanties. L’attribution de la carte repose alors sur une analyse de la situation mais aussi sur une relation de confiance avec les personnes en demande. Le contrôle a posteriori permet quant à lui d’évaluer si cette confiance mérite d’être prolongée dans le temps.

Or pour contrôler, il faut analyser les tickets de caisse potentiellement accessibles via la comptabilité du service. Cela prend du temps, beaucoup de temps, et surtout un temps pris sur le cœur de métier des travailleurs sociaux qui n’est pas du tout celui-ci. Nous avons donc bien du mal à comprendre comment les agents de ce service vont parvenir à distribuer 8 000 nouvelles cartes en trois mois et surtout à les suivre. L’objectif serait-il de les distribuer aux premiers qui se présenteront sans aucune analyse préalable ? Il semble ainsi que les annonces du gouvernement prennent le contrepied des précédentes directives qui s’apparentaient davantage à un travail ciblé des bénéficiaires.

Dans sa communication auprès des agents de la DSFE, le gouvernement semble avoir évoqué des « freins psychologiques » des travailleurs sociaux vis-à-vis du dispositif. D’après nos informations, des groupes de travail pourraient même être organisés pour lever ces appréhensions. Le gouvernement fait vraisemblablement fausse route. Les travailleurs sociaux sont juste perdus dans leur métier car attribuer 8 000 cartes en trois mois tout en poursuivant son travail quotidien n’a pas de sens.

Il y a d’abord un virage à 180 degrés dans la « politique sociale » entre l’ancien et le nouveau gouvernement. On passe tout de même d’une distribution au compte-gouttes à un « épandage » à grande échelle. Ensuite, il y a la préoccupation morale et éthique des travailleurs sociaux pour la juste utilisation des deniers publics. Il y a également une appréhension vis-à-vis des dégâts et des violences que peuvent engendrer des distributions mal ciblées ou inéquitables, particulièrement dans certains quartiers.

En toute rigueur, la distribution de ces cartes passe d’abord par l’examen approfondi de la situation de chacun des postulants. Ensuite, il faut veiller au grain car ces cartes n’ont pas vocation à permettre l’achat d’alcool, de tabac ou d’autres biens non-essentiels. Elles n’ont pas non plus vocation à devenir un mode de paiement régulier et quotidien. Elles répondent essentiellement à des situations d’urgence. l’Il y a donc un important travail pédagogique à réaliser.

Les agents de la DSFE exercent un suivi, car ils ont la lourde charge d’être également ordonnateurs de la dépense ! Même si le dévoiement de la carte n’engage que la responsabilité juridique de son utilisateur, les travailleurs sociaux conservent une responsabilité morale. Ils ne peuvent donc se permettre de voir le dispositif détourné pour des achats moins vertueux, ceux notamment dont les enfants ne bénéficieraient pas.

En suivant 400 familles avec la carte « ‘Auti’a », les agents du service sont déjà noyés dans leur quotidien. Alors comment faire avec 8 000 cartes « Fa’atupu » ? La Vice-Présidence compte elle recruter 20 fois plus de travailleurs sociaux pour conserver un ratio acceptable ?

Un audit de 2017 avait souligné la nécessité impérieuse de doubler les effectifs de la DSFE pour assurer correctement les missions qui lui étaient alors dévolues. Et à cette époque il n’y avait pas de distribution et de gestion de ces cartes. Depuis, la situation s’est dégradée et les résultats d’un nouvel audit commandé en 2022 restent malheureusement encore inconnus…

La dépense du dispositif est prise en charge par la Caisse de Prévoyance Sociale via les fonds destinés aux œuvres sociales. Ce sont donc des cotisations sociales qui alimentent le projet. Ces cartes seront rechargées à chaque fois que la personne le sollicitera auprès du service des affaires sociales. Supposons qu’en moyenne chaque porte-monnaie électronique soit crédité de 30 000 F.CFP par mois. Compte tenu du volume de carte annoncé, nous sommes sur un budget d’environ trois milliards de F.CFP par an. Ce n’est pas rien.

Côté pratique, les demandeurs présentent leur dossier à l’agent des affaires sociales qui en fait l’examen. Si le dossier est accepté, il est alors transmis à la comptabilité du service qui procède à la demande auprès de la CPS. Après son propre examen par la CPS, le dossier repart à la comptabilité de la DSFE avant de retourner vers le travailleur social qui pourra enfin remettre la carte aux familles. Ce circuit est réalisé en une quinzaine de jours dans les meilleures conditions. Cette quinzaine de jours reste un délai très optimiste car dans la grande majorité des cas, il faudra sans doute un mois pour l’obtention d’une carte ou l’ajout de crédits. Ce délai risque d’être un peu long pour une maman en manque de couches ou de lait pour son enfant…

Trois milliards de dépenses injectées dans l’économie, ce n’est pas rien. Bien des commerçants doivent flairer ici une manne providentielle. Jusqu’où accepteront-ils de jouer le jeu ? Seront-ils fermes face à d’éventuels comportements déviants ? Refuseront-ils de délivrer de l’alcool, du tabac ou d’autres bien non essentiels à ces personnes au risque de perdre quelques milliers de F.CFP ? Quelles sanctions encourent-ils en cas d’infraction au dispositif ? Feront-ils preuve de transparence auprès des travailleurs sociaux qui ont l’obligation de s’assurer de la bonne utilisation des deniers publics ?

Car les méthodes pour contourner le dispositif sont faciles à imaginer. Une personne achète de la nourriture avec sa carte, annonce deux secondes plus tard qu’elle n’en a pas besoin, demande le remboursement en espèces, puis achète ce qu’elle veut avec ses liquidités. Pareil comportement est un détournement du dispositif dans lequel le commerçant est complice. Risque-t-il quelque chose ? Le dispositif prévoit-il qu’en cas de remboursement, le commerçant soit contraint de recharger la carte du montant remboursé et ne jamais restituer d’espèces ?

Pour le dispositif « ‘Auti’a », les commerçants partenaires du dispositif avaient parfois aménagé des caisses spéciales pour leurs détenteurs, en raison notamment du terminal spécifique nécessaire. De facto un grand panneau indiquait l’emplacement de ces caisses. Il en découlait que maladroitement, les bénéficiaires du dispositif étaient stigmatisés. Ainsi à la misère quotidienne s’ajoutait le regard pesant de certains sur leurs conditions. Le nouveau dispositif reproduira-t-il la même erreur de manière démultipliée ? Car entre 400 et 8 000 cartes, la concentration n’est plus la même !

Bien évidemment, nous ne pouvons qu’être satisfaits de voir les plus démunis épaulés par un dispositif d’accompagnement financier. En l’absence d’allocation chômage ou d’un revenu minimum « de survie », ces cartes ont vraisemblablement toute leur place. Cependant, pourquoi remplacer un dispositif qui fonctionne déjà par un nouveau dispositif équivalent et pour lequel la différence de fond est invisible ?

La fabrication de quelques 8 000 cartes à un coût. Par ailleurs, si seulement 400 cartes « Auti’a » ont été distribuées, 8 000 avaient été fabriquées. Près de 7 600 sont donc inutilisées. Ces dernières vont donc être détruites au motif qu’elles ne sont pas bleues, et cela aussi aura un coût ! Pourquoi ne pas avoir simplement amplifié le dispositif existant puisqu’il fonctionnait déjà ? Devant pareille gabegie, le gouvernement a perdu beaucoup de crédibilité sur son affichage d’une gestion saine des deniers publics, celle-là même qu’il brandit à chaque fois qu’une négociation salariale approche.

Le choix d’une carte bien « bleue » n’est-il pas une véritable bourde qui politise un pur dispositif social ? La précédente majorité avait au moins eu la décence de ne pas proposer des « cartes orange ». Les couleurs ne manquaient pas pour supprimer toute connotation politique. Le bleu n’est donc pas anodin et c’est regrettable.

Par ailleurs, n’est-il pas démesuré de vouloir distribuer 8 000 cartes en trois mois ? Cela ne met-il pas une pression sur des agents déjà dans la tourmente d’un service sinistré ? Nous ne sommes pas dupes, les élections municipales approchent à grand pas. Malgré tout, le rôle des travailleurs sociaux n’est pas de promouvoir une campagne électorale mais bien d’accompagner dignement et avec équité nos populations les plus démunies.

De grâce, mesdames et messieurs les gouvernants, évitez que notre administration ne soit instrumentalisée sur l’autel de vos ambitions électorales. Faites en sorte que l’argent public soit utilisé correctement et pas gaspillé pour des détails futiles.