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Les services de santé du Pays sont relativement mal en point. La crise Covid a certainement laissé des traces, mais le malaise semble bien plus profond.
Avec beaucoup d’abnégation et de professionnalisme, les soignants ont tout fait pour camoufler le malaise. Mais au-delà de la façade, toutes les histoires et les problèmes qui nous sont remontés syndicalement, indiquent que nos services de santé vont mal. Il paraît de plus en plus compliqué de s’épanouir dans les métiers de la santé publique et cela est inquiétant.

Une crise Covid qui a laissé des traces

Comme nous l’avions exprimé dans l’une de nos lettres mensuelles, la crise Covid a laissé des traces. Il ne s’agit pas de traces de fatigue chez le personnel soignant. Il ne s’agit pas non plus d’une lassitude à exercer des métiers de santé. Non, rien de tout cela.
Les soignants semblent disposer des ressources nécessaires pour encaisser des crises comme le COVID-19. En revanche, les crises administratives quotidiennes qui dégradent le fonctionnement de la santé, les professionnels n’en peuvent visiblement plus.
Pendant le Covid, de nombreuses heures supplémentaires ont été exigées de nos soignants sans qu’aucune règle administrative n’aie été respectée. Les ordres venant d’en haut ne tenaient pas compte de la réalité d’en bas, et surtout faisaient totalement abstraction des règles administratives qui prévalent dans le secteur public.
Il aura fallu les cris d’exaspération des agents de la santé et la pression des syndicats pour obtenir les textes juridiques nécessaires au paiement rétroactif des heures supplémentaires. Cependant, même avec ces textes en place, quel parcours du combattant pour obtenir son dû ! Car bien évidemment, dans l’urgence, on ne note pas forcément tout, et l’on ne garde pas trace de tout ce que l’on a fait.
Au lieu de faire preuve de souplesse et de reconnaissance avec un personnel qui avait tant donné pour éviter la catastrophe, l’administration a maintenu sa sacro-sainte et tatillonne rigidité. In fine, bien des personnes mobilisées pendant des mois ont renoncé à réclamer la totalité de leurs heures supplémentaires car trop compliqué et chronophage d’en retrouver les éléments justificatifs. Ces heures données à l’administration laisseront un goût amer.
Il y a eu aussi cette gestion des congés totalement paradoxale où l’on a interdit à des personnes totalement épuisées de se reposer, soi-disant pour garantir un minimum de personnel dans le contexte pandémique. Puis récemment on a contraint ces mêmes personnes à écouler en urgence tous leurs congés non pris en 2020 et 2021 avant la fin de 2022, sous peine de les perdre, sans dérogation possible, ni de raison de service ! Que se passerait-il si tous les soignants du public prenaient ces congés dans les six prochains mois ? Qui s’occuperait alors de notre population ?
S’appuyant sur des directives venues d’en haut, certaines hiérarchies intermédiaires, purement administratives, ne se sont pas privées pour provoquer de véritables burn-out chez les agents… Belle prouesse de management ! Cerise sur le gâteau, certains cadres administratifs partaient en congés après avoir refusé à leurs agents soignants de s’absenter.

Une idéologie capitaliste inepte pour ruiner les services publics

Depuis de très nombreuses années maintenant, l’idéologie capitaliste de la « rentabilité » a ruiné les services publics et en premier lieu celui de la santé. Cette idéologie prône la réduction des moyens publics en laissant croire que le privé ferait mieux et moins cher en termes de prise en charge et de soins. Les mêmes biais idéologiques de gestion qui ont saccagé le système de santé métropolitain, longtemps considéré comme l’un des meilleurs au monde, gangrènent le Fenua. Sans doute cela donne-t-il l’apparence d’une gestion moderne.
Alors rappelons-le une bonne fois pour toutes : les services publics n’ont pas à être rentables mais à être efficaces !
Croire que la gestion délaissée par l’Etat du Registre du Commerce sera mieux effectuée par un prestataire privé, sous prétexte que le Pays ne souhaite pas le gérer lui-même, est un paravent bien pratique pour transférer un monopole public administratif au profit d’une seule société privée, sans véritable contrôle par le Pays. L’exemple du service public de distribution de l’électricité l’a amplement montré.
Le secteur privé a tendance à sélectionner les pathologies qu’il accepte de prendre en charge. Les traitements longs, dangereux et peu rémunérateurs sont en général renvoyés sur l’hôpital.
Quelle est la valeur d’une vie sauvée ? Cela se quantifie-t-il seulement ? La valeur de la vie d’un enfant est-elle la même que celle d’un vieillard ? Ces questions, heureusement pour nous, les professionnels soignants ne se les posent pas. Mais les technocrates qui arbitrent les choix stratégiques du devenir de notre système, semblent quant à eux très attachés à y répondre… Dans leur grande lâcheté, comme ils ne sont jamais confrontés aux patients et à leur détresse, ils imposent leurs directives sans se soucier des impacts et des perturbations qu’elles provoquent.
La même idéologie de transfert des activités rémunératrices au secteur privé ruine progressivement tous nos services publics. Le plus grand paradoxe, c’est que les grands défenseurs de cette doctrine n’ont jamais vécu autrement que grâce à des fonds publics !
Il est évident qu’il y a un besoin de préserver les deniers publics. Mais ce besoin doit être le fruit d’une réflexion des professionnels de santé, en tenant compte des éléments médicaux, éthiques et déontologiques. Cette démarche ne doit pas être dictée par des raisons comptables et bureaucratiques.
Aucun patient n’en voudra à l’infirmière ou au médecin de ne pas avoir rempli le formulaire 14B couleur rouge fuchsia ou de ne pas avoir rempli correctement les tableaux statistiques indiquant combien d’ampoules et de compresses ont été utilisées. Ce qui importera c’est que le patient aille mieux et qu’il ressorte avec le sourire, ou que malheureusement, il soit parti sans grande souffrance.

Des textes administratifs incompatibles avec la réalité quotidienne

Hérité d’une période que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, les textes administratifs qui entourent le fonctionnement du système de santé sont aujourd’hui totalement inadaptés. Ils maintiennent la plus grande rigidité et la plus grande centralisation alors que les décisions doivent être prises de plus en plus vite, et si possible par les personnes qui gèrent effectivement le quotidien du système de santé.
Il y a ceux qui respectent scrupuleusement les règles administratives et qui ne parviennent pas à faire avancer les choses ; ceux qui prennent de grandes libertés et se comportent comme de petits dictateurs ; et ceux qui tentent un délicat équilibre… mais subissent des reproches de toutes part.
Il est affligeant de constater que notre appareil administratif, lourd, obsolète, inadapté, peu réactif, ne fait que compliquer le fonctionnement des services, en épuisant inutilement son personnel. Tout cela se fait malheureusement au détriment de la santé de la population et de l’efficacité du système de soins. Où en sommes-nous de cette modernisation de l’administration ? Oui, cette réforme normalement destinée à rendre la vie plus facile pour les usagers et le personnel… Celle qui était un des objectifs affichés par le gouvernement il y a cinq ans maintenant ?
Nous sommes aujourd’hui à moins d’un an des élections territoriales, donc aucune modernisation des textes n’est planifiée. Lorsque la nouvelle majorité sera installée, il lui faudra sans doute commander une nième étude spéciale, puis ouvrir le bal sans fin des pseudo négociations, avant un potentiel… pschitt !
La culture de la centralisation et de l’ultra contrôle est très bien implantée dans notre administration. Nos politiques voient bien souvent d’un très mauvais œil, la possibilité de déléguer des compétences en matière de recrutements, de contrats de remplacements, d’heures supplémentaires, etc.

Un management défaillant dans le secteur public

Les services de santé doivent être gérés différemment des autres services administratifs, car au bout de cette gestion, il y a des impacts directs sur la santé et sur la vie des personnes.
Les ordres d’en haut ne tiennent bien souvent pas compte de la réalité du terrain, et les hiérarchies intermédiaires sont pourtant contraintes de les exécuter.
Certaines des difficultés pour lesquelles notre syndicat intervient, sont étroitement liées au fait que des hiérarchies intermédiaires tentent désespérément d’appliquer des directives ineptes, pour ne pas dire irréalistes. Au lieu de prendre le temps d’exposer à leurs équipes les ordres venus d’en haut et d’en partager le caractère irréaliste, elles tentent d’atteindre des objectifs inaccessibles, mettant parfois leurs équipes inutilement sous pression.
Dans d’autres cas, la situation est bien plus grave. Des petits potentats existent avec des pratiques plutôt douteuses qui essayent d’écarter tout regard gênant. On y sanctionne des personnes sans jamais avoir pris soin de leur rendre visite et sans même savoir ce qu’elles ont réellement fait. On ne prend pas la peine de répondre à leurs mails, leurs demandes. On s’amuse avec beaucoup de sadisme à ne pas répondre à leurs demandes de congés. Au sein de la direction de la santé, ces situations sont connues mais il semble que l’on ne s’en émeuve pas beaucoup.
Or il y a beaucoup de souffrance et de maltraitance administrative du personnel de santé. Cela constitue une faute lourde de gestion si le résultat est la démotivation du personnel, la désaffection des métiers de soins et la pénurie qui s’en suivra comme on l’a déjà observé en métropole ou ailleurs dans le monde.
Nous pourrions également évoquer la situation dans certaines îles où des choses plus graves encore surviennent. Les populations ne sont pas aveugles puisqu’elles sont les premières à en pâtir.
Ainsi, aux îles-sous-le-vent, une pétition de la population excédée par les dérives d’un responsable, a recueilli 1 200 signatures sur une population de 6 000 habitants. L’administration s’est contentée d’indiquer que les réclamations faites, sans pièce d’identité jointe, n’étaient pas prises en compte et que le responsable concerné était « excellent » et faisait « un travail de réforme » source de « frictions » ! La population appréciera…
Erreurs de castings, défaut de formation au management, personnes laissées trop longtemps sur le même poste, accointances politiques, nombreuses sont les explications à toutes les défaillances qui nous sont signalées. Le mépris et le sentiment de supériorité d’un encadrement confirmé dans sa position par un mandat politique très long, constituent également des explications. L’usager n’a rien à dire ou contester.
Nous sommes un peu comme au temps de l’administration coloniale. Dès que les critiques surviennent, un gouvernement longuement établi aime à se positionner en victime. C’est en quelques sortes le syndrome du donjon : Nous sommes excellents et les autres qui contestent notre gestion parfaite ne sont que des ennemis. Rappelons qu’en 2004, ce même état d’esprit avait conduit à de grands bouleversements…

Uniformiser les profils et mettre en adéquation objectifs et moyens

Un manageur n’est pas un technicien. C’est quelqu’un qui aime les gens et qui les respecte. C’est également un pédagogue, c’est-à-dire quelqu’un capable de donner du sens à des choix. Enfin, c’est aussi quelqu’un qui doit être capable de dire qu’en l’état actuel des moyens, les objectifs ne sont pas accessibles.
Les décideurs n’ont bien souvent qu’une très mauvaise connaissance des réalités de la santé publique. Ils imposent des choix qu’ils n’accepteraient certainement pas pour eux-mêmes.
La santé peine à trouver du personnel pour les îles et atolls éloignés. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Rares sont les professionnels souhaitant être bloqués en poste pendant des années, seuls sur une île ou un atoll ? Pourquoi ne pas proposer davantage d’itinérance, ou des séjours courts alternant Tahiti et les îles les plus éloignées ?
Nous disposons d’une flottille administrative avec des marins fonctionnaires qui passent une grande partie de leur temps à terre. Pourquoi ne pas envisager un bateau dispensaire, bien équipé, qui circulerait régulièrement entre les îles et atolls ? Les déplacements de groupe rompraient l’isolement.
Une interaction difficile entre public et privé

Le système de soins repose sur une interaction entre des acteurs privés (cliniques, généralistes, spécialistes, infirmiers, pharmacies, laboratoires, radiologues, etc.) et des entités publiques (hôpitaux, dispensaires, etc.).
Cette interaction s’accompagne également d’une répartition du budget global qui entoure le système de soin. Or le moins que l’on puisse dire, c’est que le secteur privé semble se tailler une belle part de ce budget.
Il n’y a aucun mal à gagner de l’argent, c’est une évidence. En revanche, les surprofits et les situations monopolistiques posent problème. N’oublions jamais que la santé n’est pas un service comme un autre et que l’argent qui l’entoure doit permettre son développement et non l’enrichissement de quelques-uns.
La Polynésie française s’est dotée à la fin des années quatre-vingt-dix d’un système de numérus clausus. Celui-ci interdit toute nouvelle installation d’un professionnel de santé, sauf en remplacement d’un sortant. Les chantres du capitalisme qui auraient dû prôner la concurrence ont paradoxalement imposé une confortable situation de rente pourtant injustifiée.
Les technocrates ont jugé que plus il y aurait de professionnels de santé, plus les gens seraient malades, et plus cela coûterait à la collectivité. Il fallait donc réduire le nombre de médecins, pharmaciens, etc., pour réduire les dépenses de santé. Cette approche est aussi inepte que d’affirmer qu’il faut réduire le nombre de pompiers pour diminuer le nombre des incendies !
Ce dispositif vient aujourd’hui bloquer l’installation au Fenua de nos enfants partis faire de longues études médicales. De plus cela accroît la valeur des concessions médicales qui se revendent à prix d’or de façon inique, car ceux qui les détiennent n’ont souvent pas payé pour les posséder.
En métropole, pratiquement plus aucun cabinet médical ne se vend mais se donne. Encore faut-il même qu’il y ait repreneur, car la pénurie transforme des quartiers, même dans de grandes villes, en déserts médicaux. La santé s’est transformée en un business au lieu d’être gérée de façon optimale au profit de tous, car il s’agit de l’argent collectif de notre système de santé basé. Celui-ci doit rester fondé sur la solidarité et non sur le profit.
Les dispensaires accueillent essentiellement les populations les plus défavorisées du territoire, celles qui n’osent pas affronter le regard des autres dans le secteur privé et qui ne peuvent en avancer les frais. Or les dispensaires sont aussi en difficulté avec des turn-over trop rapides de soignants, au détriment d’une bonne prise en charge de la santé de ces populations défavorisées.
Pour autant, dans un contexte de paupérisation grandissante, sauf méconnaissance de notre part, aucun schéma de développement de ces structures n’est prévu. Se pose-t-on la question de ce que doit être le service de santé ? Est-ce au secteur public de compléter l’offre privée ? N’incomberait-il pas plutôt au secteur privé de venir compléter l’offre publique ? N’est-il pas temps de lever le numerus clausus pour élargir l’offre de soin et offrir des perspectives à nos enfants ? Plus il y aura de professionnels de santé, plus le budget global de la santé se répartira et plus l’emploi se développera. Car plus il y a de professionnels de santé libéraux, plus il y a d’emplois à pourvoir (secrétaires médicales, personnel d‘entretien, techniciens divers, etc.).

Une inquiétude grandissante

En France métropolitaine le secteur santé est sinistré car il n’attire plus personne. Fermeture des services d’urgence faute de personnel, fermeture de maternité, de services entiers. L’autel de la rentabilité aura sacrifié le système le plus précieux dont les citoyens bénéficiaient.
Qu’en sera-t-il au Fenua ? Si le copier-coller habituel de la métropole se poursuit, nul doute qu’il en ira de même dans peu de temps. La fermeture de l’école d’infirmière, là encore sous le sacro-saint principe de la rentabilité, risque de provoquer une future pénurie. Car si l’école rouvre… il faudra attendre un minimum de trois années avant de voir sortir les premières infirmières et infirmiers locaux. Trois années sont particulièrement longues lorsqu’il s’agit de la vie des gens !
Gérer ? C’est anticiper, planifier, prévoir. Tel est normalement le rôle de nos décideurs. Celui-ci est-il simplement rempli ?

A tous les personnels soignants, à toutes ces petites mains qui nettoient, assistent, apportent des repas aux malades, à tous ceux qui contribuent silencieusement et discrètement au bien être des patients que nous sommes potentiellement tous, nous disons merci.

Nous vous rappelons que nous sommes à votre disposition pour tout problème que vous pourriez rencontrer, que vous soyez affilié(e) ou non à notre centrale. Bien évidemment, nous accordons la priorité à nos adhérents.