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Une passe d’armes peu commune a eu lieu le 12 mai dernier à l’Assemblée Territoriale de la Polynésie française. Celle-ci a opposé mesdames Eliane TEVAHITUA et Virginie BRUANT, fraîchement nommée ministre du travail.

Les faits, les mots

Madame Eliane TEVAHITUA a interpellé Madame la Ministre pour lui rappeler que « les Polynésiens sont chaque jour les témoins impuissants d’un phénomène migratoire dont l’ampleur ne cesse de croître. Ce phénomène face auquel notre population nourrit les plus vives inquiétudes porte un nom : immigration. […] Face à ce constat les Polynésiens s’interrogent légitimement sur l’accès de leurs enfants au marché de l’emploi. »
Piquée au vif, Madame Virginie BRUANT lui a répondu qu’il s’agissait d’un « amalgame », car, « des Français de métropole qui viennent en Polynésie ce n’est pas de l’immigration. Comme un Polynésien qui va en Métropole ce n’est pas un immigré. La Polynésie est un territoire Français, un territoire de la République. »
Madame Eliane TEVAHITUA a alors tenu à préciser que « l’emploi doit être réservé à nos enfants parce-que c’est comme cela que l’on va résoudre les problèmes de précarité au niveau des familles. Je pense aussi aux Polynésiens qui ont fait leurs études en métropole, de savoir qu’il n’y a rien qui les attend au Pays […], ça fait mal au cœur. »

La révélation d’un malaise dont nous nous sommes faits l’écho récemment

En mars dernier nous avons publié une lettre mensuelle destinée à révéler un projet de loi par lequel le gouvernement s’apprête à dérouler le tapis rouge à l’intégration des Fonctionnaires d’Etat Détachés dans notre Administration, les fameux FEDA.
La réaction de nos lecteurs fut sans appel et unanime. Aucun agent public ne souhaite voir facilitée l’intégration de ces fonctionnaires dans notre administration par un quelconque texte de loi. Rarement nous avons eu d’aussi vives réactions, car cette problématique nous interpelle tous à plus d’un titre.
Elle nous interpelle d’abord en tant qu’agents publics qui avons effectué tout le parcours nécessaire pour intégrer notre administration. Elle nous interpelle ensuite car, comme nous le rappelions dans cette lettre ouverte de mars 2022, si des fonctionnaires sont recrutés comme FEDA dans notre administration, l’inverse n’est en revanche pas vrai. Il n’y a pas de fonctionnaires de notre administration territoriale recrutés dans l’administration française avec des avantages comparables à ceux dont bénéficient les FEDA.
Elle interpelle enfin les parents, que la plupart d’entre nous sommes, et qui effectivement s’interrogent sur la possibilité pour leurs enfants de construire leur vie au Fenua.
Le vif échange entre les deux élues aborde deux problématiques liées : celle de l’immigration et celle de l’emploi. Aussi, de manière posée, essayons d’apporter notre pierre à la réflexion.
Les mêmes chiffres, mais deux analyses
Chacune leur tour, les deux représentantes ont tenté d’appuyer leur argumentation sur les statistiques issues de l’Institut de la Statistique de Polynésie française (ISPF). Madame Eliane TEVAHITUA a ainsi justifié l’immigration par le fait que bon nombre de personnes en Polynésie française n’étaient pas sur le territoire cinq années auparavant. Quant à Madame Virginie BRUANT, elle s’est focalisée sur le solde migratoire négatif pour tenter d’imposer l’idée que cette immigration était un mythe.
Un solde migratoire négatif signifie effectivement qu’il y a plus de personnes qui sortent que de personnes qui entrent. Cependant, cela ne dit rien quant à la caractéristique des entrants et des sortants.
Pour prendre une image, considérons une bouteille d’un litre d’eau pétillante. Nous en vidons 50 cl, puis nous rajoutons 40 cl d’eau plate. Certes il y aura un peu moins d’eau dans la bouteille, mais surtout elle ne pétillera presque plus…

Au-delà du chiffre

Depuis janvier 1978, il n’est plus possible de caractériser les populations, et donc leurs flux, selon les appartenances ethniques ou religieuses. Cependant, certains chiffres permettent de donner des tendances. On estime ainsi entre 600 et 700 le nombre de jeunes polynésiens qui rejoignent chaque année les rangs de l’armée en métropole. Sans trop se risquer, on peut penser qu’il n’y a quasiment aucun métropolitain dans ces contingents. Dès lors, si mathématiquement la Polynésie se vide, sans aucun doute se dilue-t-elle par-dessus-tout.
Contrairement à ce qu’évoque Madame Virginie BRUANT, la notion d’immigration ne doit pas être envisagée sous un angle administratif, mais plutôt social et culturel.
Lorsque Madame la Ministre visite la métropole, elle revient parmi une population qui lui est culturellement et sociologiquement semblable. Ce n’est pas tout à fait pareil pour des natifs du Fenua qui feraient pourtant le même trajet. Inversement, il est profondément illusoire de se considérer en France lorsqu’on vient à Tahiti. Certes, administrativement c’est le cas, mais sur un plan socio-culturel, il est bien plus dépaysant de venir en Polynésie que de se rendre en Allemagne, aux Etats-Unis ou même chez nos voisins australiens ou néo-zélandais.
Dès lors, quand Madame Virginie BRUANT indique que « des Français de métropole qui viennent en Polynésie ce n’est pas de l’immigration », elle ne se trompe pas sur le plan administratif, en revanche, c’est une erreur monumentale sur le plan socio-culturel, voire historique. Pour se montrer intentionnellement provoquant, la Polynésie française reste d’une certaine façon une colonie, puisque demande fût faite de la réinscrire sur la liste des Pays à décoloniser.
Plutôt que de répondre à la place des polynésiens qui vivent en métropole, sans doute aurait-il été plus opportun que Madame Virginie BRUANT leur demande s’ils ne se sont pas sentis comme des immigrés. Car même s’ils ne l’étaient pas sur le plan administratif, peut-être l’ont-ils ressenti comme tel, et continuent-ils d’en éprouver le sentiment.
Madame la Ministre du Travail a par ailleurs cru bon d’ajouter que les propos de Madame Eliane TEVAHITUA sur l’immigration n’avaient pas leur place à l’Assemblée Territoriale, allant jusqu’à confier qu’il s’agissait là de « racisme ». Espérons que ses mots ont dépassé sa pensée, car il n’y a absolument rien de raciste à ressentir et s’inquiéter de la dilution de sa culture et de son peuple. « Douce France, cher pays de mon enfance » que chantait Charles TRENET, serait-il un hymne raciste ?
La préoccupation de Madame Eliane TEVAHITUA est toute légitime. Dans un contexte économique difficile où la richesse se répartit mal, il est logique de vouloir protéger les siens en premier lieu, à savoir les enfants du Pays. Il n’y a ni racisme, ni xénophobie dans pareille attitude.
Lorsque les métropolitains ne trouvent pas de travail en France, ils peuvent toujours explorer l’Europe qui reste aux frontières immédiates de leur pays. Les Polynésiens eux sont obligés de quitter leur terre et de partir loin, très loin. La donne n’est pas la même et il n’est donc pas possible de comparer un métropolitain et un polynésien en recherche d’emploi.

Une difficile équation à résoudre

Lors de cette intervention du 12 mai dernier, Madame Eliane TEVAHITUA s’est particulièrement interrogée sur l’avancée de la loi de Pays promulguée le 5 novembre 2019 pour la promotion et la protection de l’emploi local. En réponse, Madame la Ministre du Travail a affirmé que cette loi était « un objectif prioritaire et qu’elle devrait entrer en vigueur d’ici la fin de l’année ».
Il est difficile d’accorder beaucoup de crédit aux paroles de Madame Virginie BRUANT, puisque comme nous l’avons présenté en mars dernier, le gouvernement actuel prépare une loi déroulant le tapis rouge à l’intégration des FEDA. Comment l’emploi local pourrait-il être une priorité, quand en parallèle on simplifie l’intégration de métropolitains dans notre administration ? Une contradiction que le gouvernement devra gérer rapidement, soit en enterrant le projet de loi d’intégration des FEDA, soit en concédant que la loi du 5 novembre 2019 n’est pas une priorité.

Que contient cette loi du 5 novembre 2019 ?

Cette loi est une véritable usine à gaz. Elle définit les secteurs à protéger selon la proportion de salariés dont l’identifiant CPS, le fameux numéro de DN, est inférieur à 10 ans, inférieur à 5 ans ou inférieur à 3 ans. Plus la proportion de numéros de DN récents est importante, et plus le secteur sera à protéger. Si le secteur est à protéger alors les personnes recrutées doivent justifier d’une ancienneté sur le territoire ou d’une union avec une personne résidant sur le territoire depuis un certain temps. Plus les dispositifs sont des usines à gaz et plus il est en général facile de les contourner puisqu’ils laissent des zones d’ombres et d’incertitudes.

Une loi qui risque de produire des effets contraires à ceux recherchés

Certains secteurs comme le bâtiment, l’hôtellerie, le gardiennage ou les services à la personne, offre des opportunités à des personnes n’ayant pas poursuivi leurs études. Dans ces secteurs, la proportion de numéros de DN inférieurs à 10 ans est aujourd’hui assez faible. Si l’on suit la règle fixée par la loi, les recrutements y sont alors ouverts sans restriction !
Ainsi, dans les secteurs où justement les emplois doivent être protégés pour les natifs du Fenua, la loi permet de les mettre en concurrence. Inversement, dans certains métiers de l’ingénierie, de la médecine, etc., il risque d’y avoir des quotas protecteurs, mais qui n’auront que peu d’utilité car ils cibleront un public très restreint. La règle du numérus clausus empêche d’ailleurs nos enfants partis faire des études médicales de revenir s’installer facilement sur leur terre !

Discrimination à l’embauche et moralité

La protection de l’emploi local passe, dans un premier temps au moins, par l’instauration d’une discrimination à l’embauche. Que l’on s’entende bien, il ne s’agit pas de comparer un médecin avec un serveur de restaurant. Il s’agit d’accepter l’idée qu’entre deux candidats présentant les aptitudes nécessaires pour un même poste, priorité sera donnée à un individu sur la base de son origine.
En voudrait-on à un breton, un corse, un basque, un alsacien ou un antillais de préférer recruter quelqu’un qui partage le même attachement que lui à sa région ? Certainement pas. Qualifierait-on cela de racisme ? Pas le moins du monde. Alors pourquoi y aurait-il un problème moral au fait que des polynésiens préfèrent recruter des polynésiens ? Reste ensuite à définir ce qu’est un polynésien, mais ceci est un autre débat .
Tant que la loi n’impose pas aux uns de recruter les autres, il n’y a aucune difficulté, ni aucune friction. En revanche, lorsque la loi contraint, ce n’est plus pareil.
L’accès à la fonction publique locale est aujourd’hui ouvert à tous, et la loi du 5 novembre 2019 ne prévoit aucun dispositif protecteur. Pourquoi ne pas avoir introduit comme critère pour se présenter au concours, ou être recruté, le fait de justifier d’un certain nombre d’années de présence sur le territoire ? Le recours à des personnes nouvelles sur le Fenua serait alors l’exception permettant de combler des vides de recrutement et rien d’autre.
Pour le secteur privé, l’usine à gaz que représente cette loi, pourrait s’avérer avant tout un frein à l’embauche. Plutôt que de se lancer dans des formalités administratives interminables, les entreprises risquent de ne plus recruter qu’en cas d’extrême nécessité ou de recourir à des prestataires de service. Car la loi n’interdit à personne de prendre une patente, quelle que soit sa durée de présence sur le territoire.

Inciter plutôt que réglementer

Il existe de très nombreux moyens pour inciter les entreprises à recruter essentiellement des natifs du Fenua ou des personnes qui ont depuis longtemps, clairement fait le choix d’une vie en Polynésie française.
La première démarche est de marteler auprès des employeurs la nécessité de la préférence locale. Les employeurs doivent conserver à l’esprit que la cohésion sociale repose sur la place que l’on accorde à l’autre, et particulièrement à celui dont les racines s’ancrent localement sur des centaines, voire des milliers d’années !
Il est aussi envisageable de créer des pénalités sur les cotisations sociales en fonction de la durée d’inscription à la CPS. Plus le salarié est récent et plus les prélèvements sont majorés pour l’entreprise et pour le salarié. Dès lors, à compétences égales, un recruteur privilégiera naturellement la personne la plus ancienne sur le territoire.
N’oublions jamais qu’un peuple qui se sent disparaître n’a comme ultime recours pour espérer survivre, qu’une réaction violente. Cette réaction est moralement légitime lorsque le peuple en question est autochtone. En ce sens, le message de Madame Eliane TEVAHITUA aurait dû être perçu comme un signal d’alerte incitant à la plus grande humilité.
Aussi, avant de prononcer des mots clivants en se fondant sur des critères purement administratifs, Madame la Ministre en charge du Travail aurait dû se souvenir des propos remplis de sagesse de Henri Hiro. Lorsque nos racines sont loin du Fenua, venons ici en étrangers, et acceptons notre condition de migrant avec toute l’humilité que cela requiert.

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